Imaginez-vous attablé pour établir le budget de votre ménage, tentant d’équilibrer recettes et dépenses prévisibles. Imaginez que, ce faisant, vous ne teniez pas compte du toit de votre maison qui fuit, de l’installation électrique déclarée non-conforme, des égouts qui refoulent de plus en plus fréquemment et de la fermeture annoncée de l’entreprise qui vous emploie. Que vaudrait ce budget, aussi rigoureusement chiffré soit-il ? Ne vous berceriez-vous pas d’illusions sans assumer la responsabilité que vos enfants sont en droit d’attendre de vous ?
Simpliste ? Nous sommes en droit d’attendre d’un État qu’il gère son budget en tenant compte de tous les coûts qui nous attendent. Pourtant, dans une large mesure, ce n’est pas le cas. Nous sommes entrés dans une ère de polycrise, de dérèglement climatique, de perte de biodiversité, de pollution chimique, d’acidification des océans, de rareté des ressources, de risque de nouvelles pandémies, d’accroissement des inégalités… mais nous continuons à réfléchir à partir d’une vision linéaire de l’évolution de notre société et de son économie. Lorsqu’il s’agit de financer notre système de pension, nous trouvons normal que les politiques rappellent la nécessité de choix sérieux pour éviter de transmettre un problème à nos enfants et petits-enfants. Pourquoi ne trouvons-nous pas normal de raisonner de la sorte lorsqu’il s’agit de risques environnementaux croissants, qui auront des conséquences majeures sur l’économie, nos vies, et notre cohésion sociale ?
Loin des cop’s, loin du coeur
Durant ces mois d’octobre et novembre, l’ensemble des pays du monde a été invité à participer successivement à la COP16 sur la biodiversité, à Cali, et la COP29 sur le climat, à Bakou. On peut à juste titre critiquer leurs résultats mais la communauté humaine se penche sur ses défis collectifs vitaux pour donner des perspectives d’avenir à nos enfants et petits-enfants. Qu’en est-il de la Belgique ? Le prochain gouvernement prendra-t-il en compte ces défis? Si les négociateurs fédéraux s’accordent sur le fait que l’exercice budgétaire sera difficile, sont-ils prêts à intégrer pleinement l’impact des questions liées aux risques écologiques, au climat et à la biodiversité à leur ordre du jour ?
Dans un récent avis sur la Stratégie nationale pour la biodiversité[1], la société civile appelait les différents gouvernements du pays à libérer des budgets pour mettre en œuvre des actions en faveur de la nature et restaurer ou construire des infrastructures bleues-vertes pour absorber les vagues de chaleur, retenir l’eau et réduire les risques d’inondation. Or, depuis lors, le nouveau gouvernement wallon a sensiblement réduit le budget de la politique de biodiversité, et le nouveau gouvernement flamand a amputé de moitié le financement du « Blue Deal » destiné à mieux nous protéger des précipitations extrêmes telles que l’Espagne en a connu récemment…
Pourtant, est-il crédible de préparer un cadre budgétaire pluriannuel sans tenir compte concrètement du développement durable, des engagements internationaux de notre pays et des risques [2] qui vont peser sur notre bien-être, sur l’économie et, évidemment, sur les finances publiques ?
Peut-on imaginer une disponibilité et une accessibilité stable de notre alimentation alors que les conditions météorologiques modifiées perturbent fortement les productions agricoles ? Peut-on penser la pérennité d’un système de sécurité sociale performant sans tenir compte des conséquences sanitaires grandissantes du dérèglement climatique (canicules, stress, maladies nouvelles…) ? Peut-on imaginer maîtriser les flux migratoires sans prendre soin des conditions de vie et de survie sur l’ensemble de la planète et du partage des savoirs, technologies et richesses créées ? Peut-on croire à un modèle de prospérité durable qui ne tienne pas compte des limites planétaires et des conséquences qu’il génère ? Peut-on faire abstraction budgétaire des coûts colossaux des catastrophes climatiques à venir (de moins en moins assurables), alors que de nombreuses études montrent que chaque euro dépensé dans des mesures d’adaptation permet d’en économiser plusieurs en gestion et réparation des crises[3] ? Peut-on enfin élaborer une perspective budgétaire crédible sans tenir comptes des conséquences sociales et économiques des crises écologiques, en particulier sur les groupes les plus vulnérables ?
Les discussions politiques en cours semblent se dérouler dans un monde qui oublie son futur, dans l’apparente illusion qu’elles peuvent être séparées ou même faire fi des enjeux écologiques. En allemand, il existe un joli mot pour désigner ce mécanisme : Zukunftvergessenheit.
Un projet mobilisateur qui habite le futur plutôt que le préempter
« Un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs », c’est ainsi que le rapport Brundtland de 1987 définit le développement durable. Il faut espérer que les négociateurs fédéraux ne se contenteront pas de proclamer cet objectif du bout des lèvres et qu’ils en feront un principe directeur de leur accord politique et de leur cadre budgétaire.
En ce sens, à l’approche des dernières élections, la société civile et les scientifiques rassemblés au sein du Conseil Fédéral pour le Développement Durable (CFDD) adressaient au futur gouvernement fédéral un appel consensuel afin de créer un cadre de collaboration « pour une prospérité juste et durable respectant les limites planétaires« .
Partenaires sociaux, ONG, scientifiques et autres acteurs demandaient conjointement un engagement fort en faveur d’un projet ambitieux via plusieurs contrats d’avenir concentrés sur les défis les plus importants en matière de développement durable : climat et énergie, ressources et économie circulaire, mobilité, biodiversité, financement de la transition et coopération internationale. Dans ce contexte de transition écologique, le CFDD insistait sur l’importance de tendre vers les 5% du PIB d’investissements publics à l’horizon 2030 et appelait avec force à mettre en œuvre un fédéralisme de coopération qui permette une renforcement mutuel des différents niveaux politiques dans poursuite de leurs objectifs respectifs
L’appel de la société civile est clair : il faut reconnaître les enjeux, écouter les considérations et recommandations scientifiques et miser sur la consultation et la mobilisation de la société civile, pour rehausser notre ambition de sérieux budgétaire à la hauteur de l’avenir que nous souhaitons construire pour nos enfants. Faire le choix d’habiter d’ores et déjà le futur plutôt que le préempter : chiche !
Patrick Dupriez, Président du Conseil Fédéral du Développement Durable (à titre personnel)
[1] https://frdo-cfdd.be/fr/avis/13-avis-sur-la-mise-a-jour-de-la-strategie-nationale-belge-pour-la-biodiversite-a-lhorizon-2030/
[2] Notons que notre pays s’est récemment doté d’un Centre d’analyse des risques liés au changement climatique (CERAC) destiné à l’analyse des risques environnementaux, particulièrement pour ce qui concerne la sécurité de la Belgique.
[3] Le Global Center on Adaptation indique par exemple que les investissements dans l’adaptation peuvent produire un retour sur investissement allant de 2 à 10 pour 1 : https://gca.org/reports/adapt-now-a-global-call-for-leadership-on-climate-resilience